Repenser la décentralisation, par Youssouf Sané

Repenser la décentralisation, par Youssouf Sané

La décentralisation sénégalaise a souvent été guidée par une logique de contrôle politique ou électoraliste, voire clientéliste, et non par un souci d’aménagement harmonieux du territoire

Depuis le début des années 1990, la décentralisation est au cœur du débat public en Afrique. Ces années correspondent à la période de démocratisation, d’ouverture et de libéralisation économique, en rupture avec la décennie précédente marquée par une profonde crise socio-économique et politique, symbolisée au Sénégal par les violentes contestations post-électorales de 1988. Pour calmer les tensions, Abdou Diouf fait entrer dans le gouvernement des partis de l’opposition significative, le PDS d’Abdoulaye Wade notamment. Autant, cet « entrisme » a pu apaiser les tensions politiques, autant sur le plan social et économique, la crise était latente. Le point culminant c’est la dévaluation du francs CFA en 1994.

Il fallait par conséquent trouver des solutions pour juguler la crise de confiance entre l’Etat et les citoyens. L’amorce, sur le plan institutionnel, c’est la réforme de la décentralisation de 1996 qui prône la gestion de proximité et établit le transfert de compétences de l’Etat vers les collectivités locales. La réforme de 2013, appelée maladroitement « acte 3 » de la décentralisation s’inscrit dans la même logique avec pour mots d’ordre, la territorialisation des politiques publiques, la départementalisation et la communalisation intégrale. La décentralisation sénégalaise dans sa forme actuelle, permet-elle aux collectivités territoriales d’avoir une autonomie politique, économique et financière, et de manière générale, leur autorise-t-elles d’enclencher le développement endogène afin d’offrir à leurs populations un meilleur cadre de vie ? Ne révèle-t-elle pas plutôt un jeu complexe d’acteurs qui consacre la mainmise de l’appareil d’Etat sur les collectivités territoriales ?

De la complémentarité et la concurrence

Si nous devions faire le bilan de la décentralisation, nous serions certainement face à un tableau contrasté. D’une part, nous avons un maillage territorial qui s’affine, accompagné d’une meilleure organisation juridique de la gestion municipale, avec le code de l’administration communale de 1966, la création des communautés rurales en 1972, le transfert de neuf domaines de compétence en 1996, la mise sur pied de la fonction publique locale en 2011. De l’autre côté, on constate, une velléité de domination et de contrôle du pouvoir central. Déjà en 1964, c’est le gouverneur de région qui exerce les attributions confiées auparavant au maire, dans le but d’épargner aux communes les luttes d’influence entre rivaux au sein du parti au pouvoir. La création des communautés rurales en 1972 va de pair avec le renforcement du pouvoir de contrôle des représentants de l’Etat, ce qui ne leur laissait pas toute liberté. En outre, la dissolution de conseils municipaux et l’instauration de communes à régime spécial (délégations spéciales), n’ont pas été favorables à l’instauration d’un véritable pouvoir local. Enfin, le cadre de vie étant une compétence décentralisée, il y a une forte concurrence entre certains ministères et les municipalités, contribuant à affaiblir davantage celles-ci. En 2015, arguant de la situation insoutenable d’insalubrité dans la capitale, l’Etat, en contradiction avec les textes, leur soustrait la gestion des déchets et la lutte contre l’insalubrité. Cette rivalité a également été constatée lorsqu’il s’est agi de l’aménagement des places de l’Indépendance et de la Nation (Obélisque). Comment les collectivités sénégalaises peuvent-elles s’affirmer, être proches de leurs administrés, si, en lieu et place, l’Etat pourvoit aux mêmes besoins et préoccupations, avec des moyens sans commune mesure ? En principe l’Etat et les collectivités territoriales devraient être complémentaires, et jamais concurrents, le principe de subsidiarité gouvernant les actes et décisions.

Pour des collectivités territoriales entrepreneuses

Il est primordial de s’interroger sur le financement des collectivités. Au-delà du concours financier de l’Etat, elles doivent chercher elles-mêmes les ressources pour assurer leur autonomie. Nos collectivités doivent être capables d’attirer des entreprises, des investisseurs nationaux et étrangers, pour proposer des emplois à leurs populations et élargir leur assiette fiscale. La coopération décentralisée ne constitue nullement une alternative économique. Elle a un fondement purement social, humanitaire dans certains cas. Les collectivités sénégalaises, les plus importantes en particulier, doivent se donner les moyens de transcender leur cadre économique, miser sur l’exploitation de leurs potentialités et adopter des mesures incitatives : unités agro-industrielles de petites dimensions, parcs artisanaux (menuiserie, cordonnerie, tissage, couture…), encadrement des entrepreneurs locaux par la formation, l’achat ou le renouvellement de matériels (créer ou renforcer les banques municipales, favoriser les prêts aux acteurs économiques locaux). L’Etat doit les accompagner, mais c’est à elles de s’approprier les premiers rôles. Il est important que les collectivités se responsabilisent et abandonnent leur position trop attentiste.

Toutefois, pour remplir convenablement leurs missions, l’Etat doit leur laisser la latitude de travailler et d’entreprendre à leur guise. On se souvient de l’échec de l’emprunt obligataire lancé par Khalifa Sall, maire déchu de Dakar. Le ministère des Finances l’a entravé sous prétexte du niveau d’endettement élevé de la ville. Certains observateurs y ont décelé la crainte du pouvoir de laisser à l’ancien maire de Dakar, rival déclaré du président de la République, se constituer un « trésor de guerre » en vue de l’élection présidentielle de 2019. De plus, la réussite de ce projet aurait consolidé la crédibilité de Khalifa Sall qui bénéficiait déjà de la sympathie de nombre de Sénégalais, en raison de ses efforts de modernisation de sa ville.

Une véritable réforme s’impose                                               

Si, pour des raisons politiques ou électoralistes, l’Etat intervient directement à la place des communes, il serait inopportun de maintenir certains domaines de compétence qui ne sont jamais exercés, faute de moyens ou de savoir-faire, encore moins d’augmenter les compétences comme le réclament certains élusIl nous faut une véritable réforme de la décentralisation, pour qu’enfin, les collectivités territoriales jouent pleinement leur rôle.

Il faut d’abord questionner le découpage politico-administratif et associer décentralisation et aménagement du territoireLa décentralisation sénégalaise a souvent été guidée par une logique de contrôle politique ou électoraliste, voire clientéliste, et non par un souci d’aménagement harmonieux du territoire. L’audace aujourd’hui reviendrait à repenser le nombre de régions et de communes, surtout dans la région de Dakar fragilisée par l’émiettement territorial et son corolaire que constitue la cantinisation, l’encombrement de nos rues et trottoirs, reflet du manque d’imagination des élus face à la problématique des moyens.

Les collectivités sénégalaises ont très peu de capacités d’investissement, les budgets de fonctionnement avoisinent 70% et plus. Pour les rendre viables, il était suggéré de fusionner un certain nombre, en vue de mutualiser les moyens. Ignorant les recommandations, l’Etat non seulement augmente leur pouvoir potentiel, mais en crée de nouvelles (les départements). Pourtant, pleinement consciente des risques à ériger des collectivités synonymes de coquilles vides, puisqu’incapables d’accomplir leurs missions, la loi stipule que « ne peuvent être constituées en communes que les localités ayant un développement suffisant pour pouvoir disposer de ressources propres nécessaires à l’équilibre de leur budget. »

La réduction du nombre de régions est préconisée, pour revenir à sept comme au moment de l’Indépendance : Casamance, Sine Saloum, région du Fleuve, Sénégal oriental, Cap Vert, Thiès et Diourbel. Le gouvernement parle de « pôles de développement économique et social » et de « pôles-territoires » qui se trouvent complètement inopérants, dans la mesure où ce sont des dispositifs purement administratifs et mal conceptualisés, car ne favorisant pas une meilleure intégration des territoires.

D’un point de vue symbolique et pratique, pour lutter contre l’absentéisme, pour plus de proximité et d’efficacité, exiger que le maire réside dans la même région que la municipalité qu’il dirige. Il est important aussi d’interdire le cumul des postes, notamment avec une fonction au niveau national (ministre, directeur…). Nous sommes un pays pauvre, nos communautés de base sont frappées par un sous-développement chronique. Elles doivent être la priorité. Comment un ministre ou un directeur qui a toute sa vie à Dakar peut-il connaître et résoudre les problèmes du quotidien (c’est le rôle du maire) à 250 kms de là ? La gouvernance par procuration a ses limites. La proximité suppose la gestion directe. Il est temps qu’émerge au niveau local des personnalités avant tout préoccupées par le développement de leur terroir, sans prétention pour le niveau national.

Enfin, la responsabilité des maires dans la défense des intérêts de leurs communes et la participation-implication des populations dans la préservation de leur environnement et de leur cadre de vie doit être sans équivoque. Nous constatons malheureusement le silence coupable des élus locaux et la complicité tacite des autorités administratives sur des questions aussi sensibles que la destruction des écosystèmes : avancée de la mer, bradage du foncier, extraction minière, pollutions industrielles ou des terres agricoles, déforestation (bande verte du littoral nord, forêt de Mbao, Niokolo Koba, Casamance…).

La décentralisation sénégalaise pourrait être qualifiée de « décentralisation institutionnelle », c’est-à-dire qui s’attache plus aux textes qu’à la réalité et surtout à la capacité ou non des collectivités à s’autogérer et à investir. Elle accorde aux collectivités des compétences et des pouvoirs qu’elles ne peuvent pas exercer, faute de moyens. Cette mise en perspective du local créé des situations conflictuelles entre les élus et leurs administrés, certains services n’étant pas correctement distribués. La décentralisation dans ce contexte pourrait s’assimiler à une variable d’ajustement, permettant à l’Etat, de se décharger de ses missions classiques et de désigner de nouveaux responsables des dysfonctionnements. L’Etat, avec la dernière réforme, a procédé à un léger toilettage du code de 1996 pour que rien ne change, ou dit autrement, pour maintenir les équilibres, donc son pouvoir de contrôle et sa mainmise.

La décentralisation est un dispositif important pour équilibrer le territoire national d’un point de vue politique, économique et social, en permettant aux communautés à la base de s’autogérer, donc d’exploiter au mieux leurs potentialités. Pour cela, il faut que les rôles soient clairement définis et séparés, bien que complémentaires, entre l’Etat et les collectivités territoriales, en misant sur la capacité des élus locaux à mobiliser des ressources internes et externes. Les collectivités ne doivent pas être de simples relais de l’action gouvernementale, elles doivent être au cœur du processus, penser elles-mêmes leur développement. Toutefois, pour réussir leurs missions, elles doivent être autonomes, fortes, structurées, bien outillées, capables de se projeter vers l’avenir, et rester au service exclusif des populations, donc avec des élus compétents, uniquement obsédés par le destin de leurs territoires.

Docteur Youssouph Sané est Enseignant-chercheur, vacataire au Département de Géographie, Université Cheikh Anta Diop, Dakar. Spécialiste en aménagement du territoire, urbanisme et décentralisation.

Source : Senenews

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