Pléthore de personnel dans les mairies : le recrutement politique, la racine du mal
La plupart des municipalités sénégalaises souffrent d’un personnel trop nombreux, parfois même encombrant. Une situation qui a des incidences sur les finances de ces communes, obligées de payer des salaires à des agents au rendement douteux. La raison est imputable aux recrutements politiques que font les maires une fois installés.
Dossier réalisé par Maguette NDONG et Oumar NDIAYE
Dans l’enceinte de cette mairie dakaroise, deux jeunes sont assis sur un banc à côté du portail. Ils semblent se bronzer sous un soleil clément. Les va-et-vient des usagers au sein de la municipalité ne semblent guère les perturber. Abdou et Salif sont des travailleurs de cette mairie. En tant qu’agents municipaux, les deux jeunes hommes rongent leur frein la plupart du temps. Ils passent la journée dans une oisiveté parfaite. « On m’a affecté au marché central, mais le travail est harassant et cela ressemble à de la routine pour moi. Donc, la plupart du temps, je viens causer ici », fulmine Salif, le sourire au coin des lèvres. Son camarade Abdou devait être, à pareille heure, à son lieu de travail, au centre de santé. Mais il peut rester des jours sans passer à son poste. « Je suis dans le gardiennage là-bas, mais je partage le travail avec quatre autres camarades, nous sommes beaucoup trop nombreux à faire la même chose », explique ce jeune agent de 25 ans. Pourtant, à la fin du mois, ils font partie des premiers agents à se renseigner sur les virements de salaires. « C’est normal mon cher ! J’ai un contrat à durée indéterminée depuis deux ans, donc j’ai droit à un salaire à la fin du mois », assure le jeune Salif.
La situation de ces deux jeunes agents est celle que vivent plusieurs de leurs camarades dans cette municipalité située à l’Est de la capitale dakaroise. Car, une fois recrutés, beaucoup d’agents municipaux sont affectés dans un service. Mais souvent ils préfèrent vaquer à leurs occupations ailleurs. Cela s’explique par la pléthore des recrutements dans la plupart des municipalités sénégalaises. Cet autre agent municipal rencontré au centre-ville confirme cette réalité. « Cela fait longtemps que je n’ai pas mis les pieds dans mon lieu de travail. Tout simplement parce qu’il n’y a aucun contrôle sur les agents. Beaucoup de travailleurs de la mairie dans laquelle je travaille sont dans cette situation », souligne Alioune Badara. Lui-même trouve du temps à faire une autre activité différente de celle de sa municipalité où il est pourtant embauché. Un peu partout dans les municipalités sénégalaises, le recrutement du personnel se fait, le plus clair du temps, sur des bases opaques et politiques.
L’adjoint au maire de Diourbel, Alioune Tine, donne une explication à une telle situation. « Parfois les maires se font le devoir de recruter les gens de leur propre camp, mais aussi de ceux-là qui les ont accompagnés pendant la campagne électorale. En général, cela se passe comme ça. Ce sont des pratiques qui ont des conséquences fâcheuses sur la municipalité », soutient M. Tine, qui précise, toutefois, que sa municipalité ne vit pas pareille situation. Selon lui, les nouveaux maires sont toujours confrontés à « ce mur » d’agents recrutés par leurs prédécesseurs, sans pour autant qu’ils aient la qualification requise. Le secrétaire municipal de la commune de Diaobé Kabendou (région de Kolda), Ibrahima Sané, signale que c’est souvent le lot du « recrutement politique » qui est à l’origine des difficultés dans les mairies. L’adjoint au maire de Diourbel confirme ces propos de son collègue de Diaobé en affirmant que ces recrutements politiques sont la satisfaction d’une clientèle qui a soutenu la candidature du nouveau maire. « Cette pléthore de personnel dans les mairies est souvent due à la satisfaction d’une clientèle politique qui avait accompagné le maire pendant qu’il était à la conquête de la mairie. Une fois qu’il est élu, les gens attendent d’être servis comme si c’était un gâteau ; ce qui est dommage », soutient Alioune Tine.
Absence de qualification
Certaines mairies sont donc ces lieux de recasement de personnel politique et non des institutions qui se soucient des profils des personnes qu’ils embauchent. Une réalité que dénonce Alé Lô, Maire de Taïba Ndiaye (département de Tivaouane). « Vous voyez parfois une commune qui a deux véhicules et qui se retrouve avec 20 chauffeurs, ce n’est pas cohérent. Il y a donc un diagnostic à faire, des négociations aussi pour que la commune ait un poids normal par rapport à son personnel aussi bien en hommes qu’en qualité. Nous avons besoin de qualifications, de techniciens. Nous sommes contraints d’aller vers le budget programme à l’image de l’État et cela nécessite des compétences avérées », soutient l’ancien président de l’Union des associations d’élus locaux du Sénégal.
Bachir Kanouté, secrétaire exécutif d’Enda Ecopop, semble dénoncer cela. « Malheureusement les personnes affectées dans ces collectivités le sont plus par clientélisme politique que pour les ressources humaines de qualité. Souvent, en dehors du secrétaire municipal qui a peut-être le niveau du Bfem, tout le reste du personnel n’a pas de qualification et pourtant ils sont payés chaque mois », regrette-t-il, non sans préciser que cette situation n’est pas le propre des municipalités sénégalaises. « Ce qu’on a constaté au Sénégal, c’est ce qui se passe dans plusieurs pays en Afrique », précise-t-il en donnant l’exemple du Mali où, au moment de partir, certains maires en profitent pour faire signer des contrats à durée indéterminée à l’ensemble du personnel. « Cela fait que vous retrouvez un personnel pléthorique dans une mairie qui n’a même pas 50 millions de FCfa de budget de fonctionnement», soutient Bachir Kanouté. Pour l’heure, cette tendance est loin de changer sous nos cieux, surtout que la plupart des mairies s’apprêtent à changer de locataires. Face à cette peur du lendemain, tout peut arriver.
MISE EN PLACE DE LA FONCTION PUBLIQUE LOCALE
Une solution pour avoir un personnel adapté dans nos collectivités territoriales
La mise en place la Fonction publique locale devrait permettre de résoudre le personnel pléthorique dans les collectivités territoriales. Seulement, tout dépendra de son application sur le terrain.
La Loi sur la Fonction publique locale, une des réformes phares du ministère des Collectivités territoriales, est dans sa phase finale avec la mise en place des instruments qui vont permettre son effectivité. Il s’agit, entre autres, du renforcement du Centre national de la Fonction publique locale qui sera chargé de former les agents des collectivités territoriales et de la signature des décrets d’application. Cette mise en place permettra de résoudre la problématique de la pléthore du personnel des collectivités territoriales.
Selon Dr Alioune Niang Mbaye, Directeur général de l’Institut africain de développement local (Iadl), tout dépendra de la manière avec laquelle on va mettre en œuvre la réforme de la Fonction publique locale. « Il faut travailler sur un organigramme adaptable à n’importe quelle collectivité territoriale. Ensuite, il faut que l’État mette en place une Direction de la Fonction publique locale qui sera chargée de recruter les techniciens en fonction de leur profil, de leurs compétences et des besoins des collectivités territoriales et que ces derniers y soient affectés », explique-t-il. Ainsi, même si le maire change, les gens vont avoir une certaine culture étatique et travailler pour la collectivité territoriale, poursuit-il. « Aujourd’hui, chaque collectivité territoriale doivent avoir un spécialiste de fundraising, c’est-à-dire quelqu’un qui soit capable de mobiliser les ressources. Parce que les collectivités ne peuvent pas continuer à dépendre, depuis 60 ans, des fonds de dotation de l’État », conseille Dr Alioune Niang Mbaye.
Par rapport à la Loi sur la Fonction publique locale, le Ministre des Collectivités territoriales, du Développement et de l’Aménagement des territoires, Oumar Guèye, avait entamé une tournée nationale d’explication et d’implémentation l’année dernière. Ainsi avec les projets qui sont arrimés à la Loi sur la Fonction publique locale, le problème du personnel pléthorique des collectivités territoriales, notamment les agents payés à ne rien faire, trouvera des solutions. « La modernisation ne rime pas avec cette façon de faire qui consistait à recruter le maximum de bras. Il faudrait que les maires et présidents de département soient conscients de cette situation qui ne devrait pas perdurer », avait conseillé Oumar Guèye lors d’une rencontre sur la Fonction publique locale. Parmi les choses qui vont changer, il y a eu la révision de plusieurs décrets. D’abord la révision du décret 2011-662 en son article 35 qui revêt une importance capitale pour l’intégration dans la Fonction publique locale de certains agents diplômés et qui n’étaient pas reconnus pour participer au concours d’entrée à la Fonction publique locale. Un concours qui nécessite l’obtention d’un diplôme ou d’un brevet de l’École nationale d’administration (Ena). Le second décret examiné est relatif à la création du Centre national de gestion de la Fonction publique locale et de la formation. Une demande forte chez les travailleurs de collectivités territoriales qui sont gérées jusque-là par un petit centre qui n’est pas assez outillé et opérationnel. Le dernier décret porte sur l’admission à l’entrée des concours pour intégrer la Fonction publique locale.
Le président de l’Intersyndicale des travailleurs des collectivités territoriales, Sidiya Ndiaye, avait salué les avancées notoires dans la mise en œuvre de la Fonction publique locale. « Les travailleurs dans les collectivités nous interpellent tous les jours sur la Fonction publique locale. À travers ces avancées en cours, ils sauront que nous sommes en train de travailler pour mettre en œuvre le projet et de faire en sorte que le Centre national de la Fonction publique locale soit opérationnel », soulignait Sidiya Ndiaye. Pour ce dernier, les mois à venir devraient permettre, à travers une bonne communication, d’expliquer les modalités pratiques d’entrée dans la Fonction publique locale, tout comme les facilités offertes aux diplômés non éligibles à la Fonction publique locale à qui le Chef de l’État a permis d’accéder à la Fpl.
DR ALIOUNE NIANG MBAYE, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’INSTITUT AFRICAIN DE DÉVELOPPEMENT LOCAL
« Les maires pensent être dans une logique de redevabilité »
Les logiques clientélistes sont souvent à l’origine de ce trop-plein d’agents municipaux dans les mairies. Selon Dr Alioune Niang Mbaye, Directeur général de l’Institut africain de développement local (Iadl), les maires pensent être redevables à leurs militants ou soutiens en procédant à des recrutements. Une logique à laquelle la réforme de la Fonction publique locale peut mettre un terme.
Dans certaines collectivités locales, il y a un trop-plein de personnel dont une grande partie est inutile. Qu’est-ce qui est à l’origine d’une telle situation ?
Il faut d’abord préciser que les collectivités territoriales peuvent être logées dans deux catégories. Les communes rurales et les communes urbaines. Votre constat est porte sur les communes urbaines qui ont beaucoup plus de ressources. Mais il faut dire que dans beaucoup de communes rurales, vous ne verrez que le chauffeur et l’assistant communautaire devenu aujourd’hui le secrétaire communal. Dans les villes par contre, il y a un personnel pléthorique. Pour expliquer cette pléthore, cela revient à revoir le mode d’élection des maires et la signification donnée aux élections. Parce que très souvent, en appliquant des stratégies clientélistes, un maire qui arrive au pouvoir pense être dans une logique de redevabilité pour recruter des personnes qui l’ont aidé à accéder aux pouvoir. Et très souvent, il arrive au Conseil municipal où il trouve un autre personnel recruté par un autre maire. Et avec l’effet de l’accumulation, on va se retrouver avec un personnel encombrant, pléthorique qui ne favorise guère la prise en compte et le rééquilibrage entre la masse salariale et les ressources disponibles. Ensuite, très souvent dans les collectivités territoriales, on n’insiste pas sur les profils, sur les compétences ou les qualifications. On a plutôt tendance à faire de l’emploi municipal, un emploi de dernier ordre qui permet de récompenser et non de recruter quelqu’un qui peut rapporter quelque chose à la commune.
C’est une sorte de pression sur les maires nouvellement arrivés qui tombent parfois aussi dans cette logique de redevabilité…
C’est cela que j’appelle le principe de contribution récompense. C’est-à-dire que vous contribuez à son élection, une fois que le maire est élu, il doit vous récompenser. Cela nous amène à avoir un personnel pléthorique qui n’a pas les compétences pour relever un certain nombre d’enjeux. Aujourd’hui, si vous allez dans le milieu rural, vous allez trouver des secrétaires communaux (qu’on appelait des assistants communautaires) qui sont extrêmement compétents pour avoir été sur place depuis longtemps. Avec l’Acte 3, dans certaines communes, les gens ont cherché à se débarrasser des assistants communautaires, mais la personne qui a été recrutée ne pouvait pas jouer le rôle parce qu’elle n’a pas été formée, n’a pas l’expérience, la qualité et les caractéristiques liées au poste.
S’il est donné au maire la possibilité de recruter à tour de bras, quelle est donc l’importance du Conseil municipal ?
Ce sont deux cadres différents. Le Conseil municipal est un organe délibérant, tandis que le maire est l’organe exécutif. Ce qui n’a rien à voir avec le personnel de la collectivité locale…
Vous l’avez rappelé, avec un personnel pléthorique, les tensions budgétaires ne manquent pas…
Si l’on est dans une logique de management, la masse salariale dans une collectivité territoriale doit être de 20 à 30% de la ressource de la collectivité ; mais si vous mettez 80% des ressources de la collectivité territoriale à payer des salaires à des gens qui ne travaillent pas, cela crée un déséquilibre financier. Alors que les ressources des collectivités locales doivent être employées pour la mise en œuvre de stratégies et d’opérations de développement local. Les ressources doivent aussi servir à mettre en place des investissements qui sont capables de créer de la valeur ajoutée dans la commune. Les ressources de la collectivité territoriale doivent aussi contribuer à offrir aux populations un cadre de vie amélioré, un bien-être, mais que ces ressources servent uniquement à payer des salaires, peut être une entrave à la mise en œuvre d’une stratégie de développement territorial viable. Et même aujourd’hui, si nous voulons avoir de la qualité dans la décentralisation, il faut qu’on revisite la réforme. Car la décentralisation est un processus politique et administratif qui permet à l’État de responsabiliser les dirigeants locaux dans la mise en œuvre d’un développement territorial localisé. Pour cela, il faut un organe exécutif fort et cela pose le problème du profil du maire. On ne peut pas avoir n’importe qui à la tête d’une mairie. Il y a aussi le profil des organes délibérants, c’est-à-dire les conseillers qui sont appelés à statuer au sein de la collectivité locale. Le troisième maillon, c’est le personnel de la collectivité locale. À ce titre, il faut réfléchir pour avoir une Fonction publique locale arrimée sur nos logiques de développement territorial, de décentralisation et d’équilibrage des rapports de force.
Le Soleil
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