BOUBACAR SIDIGHI DIALLO : « En Guinée, la décentralisation a buté sur sa forte politisation »
Les vertus de la décentralisation, Boubacar Sidighi Diallo n’en doute guère. D’autant qu’elle permet d’impliquer les populations à la base et de tenir compte des spécificités locales, dans la mise en route des politiques publiques. Toutefois, dans l’entretien qu’il nous a accordé, notre invité de la semaine prévient qu’aucune décentralisation n’a pour vocation de s’opposer à l’Etat. Au contraire, elle en est à la fois l’émanation et le reflet. Se prononçant par la même occasion sur le processus laborieux des élections communales en Guinée, il ne cache qu’un tel enlisement n’est pas de nature à favoriser le développement des collectivités locales. De fait, plus globalement, il pense que la décentralisation en Guinée, a souvent été victime de sa trop grande politisation.
Vous avez travaillé dans un projet relevant d’une coopération décentralisée entre la France et le Sénégal. Vous en avez tiré l’ouvrage ‘’Coopération décentralisée Isère-Tambacounda-Kédougou, les leçons d’une expérience de développement territorial’’. Qu’en avez-vous retenu comme enseignements ?
Cette expérience a duré de 2009 à 2014. Cinq années de découvertes, de rencontres, de formation et d’apprentissage dans la conduite de politiques publiques à l’échelle locale en relation avec de multiples acteurs publics et privés (collectivités locales, projets et programmes de développement, entreprises, ONG…). A la sortie, quelques enseignements tirés :
- Primo, la décentralisation reste une option politique de l’Etat qui offre des opportunités de développement à l’ensemble des collectivités publiques avec une meilleure prise en compte des spécificités (ressources, acteurs et stratégies, dynamiques locales…) dans la conduite des politiques publiques. Finalement, la décentralisation crée un cadre de rapprochement de la décision politique du citoyen pour une meilleure prise en charge des besoins de ce dernier, source de légitimité et bénéficiaire final des interventions publiques.
- Deuxio, les questions de développement sont loin d’être simples tant les problématiques sont imbriquées avec parfois de multiples dimensions. Cela nécessite donc sur des sujets parfois « anodins », la mobilisation de multiples connaissances et compétences pour comprendre les contextes d’intervention, les acteurs et leurs stratégies, les volontés et aspirations profondes des populations… Agir ainsi permet d’imaginer des solutions adaptées pour répondre aux besoins exprimés par les populations, tout en les mobilisant pleinement dans cette dynamique collective.
- Tertio, la décentralisation, pour être effective, requiert une pleine mobilisation de l’Etat avec la création d’un cadre juridique adéquat, la mise à disposition de ressources aux collectivités locales pour compenser les transferts de charges, la création de cadres institutionnels permettant aux acteurs (entreprises, ONG, Citoyens…) de s’y investir aussi. Il s’agit finalement de travailler à implémenter une démarche partenariale de travail permettant à chacun de jouer effectivement son rôle dans la promotion du bien-être collectif, finalité de tout processus de développement.
Quel parallèle pourriez-vous faire entre la coopération classique et la coopération décentralisée ?
La coopération classique est du fait des Etat et/ou de leurs regroupements à la fois pour s’affirmer ou encore mobiliser différentes ressources indispensables à la réalisation de leurs projets. La coopération décentralisée, quant à elle, est du fait notamment de structures infranationales, dotées de personnalités morales et juridiques, distinctes de l’Etat, le plus souvent dénommées collectivités locales, créées et reconnues comme telles par les Etats et dont le rôle est d’œuvrer à la prise en charge des besoins des populations à l’échelle de leur territoire. Il faut juste retenir que ces deux formes de coopération obéissent à deux logiques données, mais restent complémentaires. Elles doivent se renforcer mutuellement pour améliorer constamment le contenu et la démarche de mise en œuvre des politiques publiques au service d’une prise en charge effective des besoins des populations.
En dépit des avantages comparatifs que vous dressez le long de tout le livre, vous dites cependant que cette coopération décentralisée n’est pas sans limites. Justement, quelles sont ses limites ?
Bien évidemment aucune forme de coopération dans la conduite des politiques publiques n’est sans limites. La coopération décentralisée pour être efficace sur le terrain a besoin d’être doublement cohérente. Cohérente en interne pour que l’ensemble des projets dans leurs construction et mise en œuvre obéissent à une logique globale permettant d’atteindre le maximum de résultats pour les bénéficiaires. Cohérente aussi vis-à-vis des interventions au niveau local en relation étroite avec les orientations en matière de politiques publiques nationales. Autrement dit, la coopération décentralisée doit toujours demeurer dans un ensemble en promouvant une démarche partagée permettant de maximiser les externalités positives en matière de conduite de projet à l’échelle locale.
Il est important aussi de souligner que la coopération, quelle que soit sa forme, ne saurait se substituer à l’action de l’Etat. C’est l’Etat qui crée les cadres juridiques pour que toutes les formes de coopération puissent agir à ses côtés et conformément à ses orientations pour lui apporter des ressources additionnelles dans la conduite des politiques nationales. La coopération décentralisée traduisant l’engagement des collectivités locales à l’international n’est donc qu’un maillon dans la prise en charge des besoins des populations. De ce fait, elle est aussi tributaire de la volonté politique nationale, des moyens techniques et financiers mis en œuvre par l’Etat et les collectivités locales pour aller vers des objectifs définis. De ce fait, la coopération décentralisée est aussi à la « merci » des réalités politiques, économiques, financières tant à l’échelle locale que nationale.
Quasiment, la Guinée aura fait un an entre les élections communales du 4 février 2018 et l’installation des maires élus qui n’est toujours pas achevée. Quelles conséquences pour les collectivités décentralisées ?
Commençons par dire que l’effectivité de la décentralisation repose aussi sur la notion de légitimité de ceux qui ont la charge de gérer les affaires des collectivités locales, conformément au transfert des compétences effectué par l’Etat. D’une manière générale, un processus électoral long et périlleux créé toujours de l’incertitude autour de l’action publique, quelles que soient les échelles territoriales. Pour le cas d’espèce des élections communales de 2018 en Guinée, les conséquences peuvent être nombreuses. De par expérience, il est toujours plus facile de définir des priorités, d’enclencher des mécanismes techniques et financiers, de dialoguer sur les problématiques de développement avec des autorités locales bénéficiant de la légitimité de la confiance des populations. Ce sont des processus électoraux qui permettent cet état de fait.
Il est évident aussi qu’avec un processus électoral qui s’enlise, c’est la vie normale des collectivités locales qui est perturbée avec des difficultés tant juridiques que politiques à s’organiser, à fonctionner et à plus forte raison, s’inscrire dans une dynamique de réflexion autour du développement local. Finalement de telles situations grippent les processus de décentralisation et de développement local et amputent le développement national d’une partie de ses moyens. En réalité, pendant que l’on parle de politique, de jeux électoraux… les besoins des populations s’accroissent, les collectivités perdent des recettes, les questions majeures de développement sont occultées. Finalement, c’est du temps, de l’énergie et des ressources qui sont perdus pour le processus de développement tant à l’échelle nationale que locale.
Partant de votre expérience de terrain, quels regards portez-vous sur le processus de décentralisation en Guinée ?
Rappelons pour commencer que la décentralisation est une option politique choisie et affirmée aux lendemains de la 2eme République avec le discours programme du 22 décembre 1985. Depuis, comme tout processus politique, la décentralisation a fait son chemin. Comme acquis, on peut noter : la création de cadres juridiques et de structures techniques, l’organisation d’élections locales, la mise en œuvre de programmes locaux de développement, la mobilisation des partenaires techniques et financiers…
Cependant, la décentralisation est loin d’avoir atteint les objectifs escomptés à savoir la promotion d’une démarche de développement ancrée sur les territoires et la promotion de l’implication effective du citoyen dans la conduite des politiques publiques. La décentralisation a buté fondamentalement sur la forte politisation du processus dans les années 90. Les transferts des ressources pour compenser les charges transférées ont manqué. Ce qui a plongé les collectivités locales dans des situations de léthargie avec des difficultés à s’organiser et à fonctionner correctement au service des populations à la base. Il y a encore beaucoup à faire en termes de réformes institutionnelles pour faire de la décentralisation une réalité dans la conduite des politiques publiques en Guinée. Il est vrai que les expériences vécues en France et au Sénégal montrent que la décentralisation dans un pays à tradition fortement centralisée n’est jamais évidente et souvent semée d’embuches, évoluant au gré des changements politiques et institutionnels.
Finalement, en 30 ans, la Guinée et la décentralisation, c’est un va-et-vient permanent avec des temps d’incertitudes parfois longs. Mais je reste convaincu qu’un ancrage de la décentralisation peut ouvrir d’énormes possibilités de développement à la Guinée (différenciation des approches de travail, expérimentation de solutions innovantes, mobilisation des populations, révélation et valorisation des ressources locales…). C’est la raison pour laquelle aussi, j’ai écrit ce livre en prenant un certain recul sur ma propre expérience d’agent de développement local pour dégager non pas des solutions toutes faites, mais des approches de travail dans une démarche renouvelée du développement à la base.
Votre mot de la fin?
Merci pour le temps pris pour la lecture de l’ouvrage et la conduite de cette interview. Une fois de plus ce livre est une contribution au débat sur la conduite des politiques en Guinée partant du processus de décentralisation engagé en 1985. Ce livre est aussi le fruit d’une expérience professionnelle dans deux pays (La France et le Sénégal) qui partagent avec la Guinée, beaucoup de réalités dans la conduite des politiques et il porte un regard sur le processus de décentralisation en Guinée. A vous et à vos lecteurs, merci et je reste ouvert au débat indispensable à la qualification des politiques publiques.
ledjely.com
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